Autobiographie de Fritz Lang :

Je suis né à Vienne le 5 décembre 1890. Mon père, Anton Lang, était maitre-architecte des travaux publics de la ville, ma mère Paula était née Schlesinger.
Mon père voulait que je devienne architecte comme lui. Mais je l’avais trop souvent entendu se plaindre des aspects négatifs de son métier pour que la perspective d’une carrière d’architecte municipal, qui m’aurait contraint à passer toute ma vie à Vienne, puisse me remplir d’enthousiasme. Pour avoir la paix – car j’avais de tout autres projets -, je m’entendis avec mon père pour suivre un enseignement d’ingénieur à la Technische Hochschule. Malgré toute ma bonne volonté, je n’y tins qu’un semestre; car je voulais devenir peintre.
Je dois dire d’emblée que je suis un visuel.
Je ne reçois mes impressions que par les yeux et – je l’ai souvent regretté – jamais ou extrêmement rarement par l’ouïe. J’aime les chants populaires, mais dix chevaux ne parviendraient pas à me trainer à un concert ou à l’opéra.
Au premier rang de mes souvenirs d’enfance je trouve le Christkindlmarkt. Ce marché était quelque chose de tout a fait particulier : sur un podium peu élevé – à peine deux marches au-dessus du pavé – étaient disposés de simples tréteaux. Les passages aussi étaient couverts : même par la pire tempête de neige, on pouvait aller d’un stand à l’autre à la lumière variée de bougies multicolores et de lampes a huile. Il y avait là des choses merveilleuses : des décorations bariolées pour arbre de Noël, des boules, des étoiles, d’étincelantes guirlandes argentées, des pommes rouges, des oranges et des dattes dorées, des jeux fabuleux, des chevaux à bascule, des pantins, des théâtres de marionnettes, des soldats de plomb, des scènes de théâtre avec toutes sortes de représentations dont les personnages étaient en papier mâché. Sur ces scènes, qui avaient des coulisses a transformation, on pouvait représenter des contes de fées. Et puis, il y avait encore le Wurstelprater avec la Grande Roue et ses étalages, ses stands de tir, ses carrousels.
J’avais toujours fréquenté le théâtre. Le quatrième balcon ou les places debout au parterre n’étaient jamais trop chers pour moi.
Même en rêve, je n’imaginais pas être un jour metteur en scène : je voulais devenir peintre.
Pendant mes études, j’avais beaucoup lu, même si c’etait sans choix, grande littérature et romans de gare mêlés : je commençai alors à devenir plus exigeant dans mes lectures. Je lisais tout, pêle-mêle, théosophie et histoire. Schopenhauer, Kierkegaard, Nietzsche, les classiques allemands et autrichiens, Shakespeare, Hans Sachs, des livres d’occultisme, Karl May et Jules Verne, le Golem de Meyrink…
Puis les femmes ont fait leur apparition dans ma vie. J’avais déjà eu quelques liaisons, plus jeune. J’ai été un homme précoce, et les femmes de Vienne étaient les plus belles et les plus généreuses du monde. On se rencontrait en cachette dans les cafés de Vienne, on se donnait des rendez-vous nocturnes pendant le grand entracte dans l’un des théâtres, ou bien on se rencontrait « par hasard » après onze heures dans un cabaret ou dans une boite. Jusqu’à ce jour, les meilleurs de mes amis ont toujours été des femmes.
Malgré mes aventures féminines, j’ai toujours été un homme très timide, et je le suis encore aujourd’hui, bien qu’à un moindre degré. J’avais une grande peine à lier de nouvelles connaissances, j’ai toujours été un solitaire et c’est pourquoi on m’a qualifié de hautain. Mais en vérité, j’étais probablement à la recherche de moi-même, et peut-être aussi le cinéma, qui plus tard a occupé toute ma vie, n’a-t-il été au début qu’une aventure de plus.
C’est a cette époque que j’ai pris la décision définitive de devenir peintre. Mes modèles étaient Egon Schiele, disparu prématurément, et Gustav Klimt.
Il est probable que dans mon subconscient, les tableaux stylisés de Klimt ont été les parrains de mes décors pour les Nibelungen.
A l’insu de mes parents, j’avais déjà travaillé dans deux cabarets viennois, le Femine et Holle. Quand mon père l’apprit, cela provoqua naturellement une scène effroyable, et, comme je n’arrivais pas à le convaincre que je deviendrais jamais un bon architecte ni un ingénieur sérieux, je m’enfuis de chez moi – comme devrait le faire tout jeune homme convenable. Je partis d’abord en Belgique, puis je parcourus la moitie du monde : l’Afrique du Nord, la Turquie, l’Asie Mineure. J’arrivai jusqu’à Bali et enfin sur le chemin du retour, je me retrouvai a Paris. Je payai mon séjour en peignant et en vendant des cartes postales et des toiles, en plaçant de temps à autre une caricature dans les journaux.
A Paris, j’étudiai à l’école de peinture de Maurice Denis, et le soir je dessinais des nus a l’académie Julien.
Pendant mes loisirs, si j’avais assez d’argent, j’allais au cinema – qui m’intéressa beaucoup d’un point de vue professionnel. Quand je peignais ou dessinais, mes objets étaient en quelque sorte inanimés. Nous nous installions devant un modèle et il ne bougeait pas; alors que le cinéma mettait réellement les images en mouvement. C’est là que je ressentis subconsciemment qu’un art nouveau – plus tard je devais l’appeler l’art de notre siècle – était sur le point de naitre.
Je vécus à Paris jusqu’au mois d’aout 1914. Je me souviens qu’en ces jours-là personne ne croyait sérieusement à une guerre entre la France et l’Allemagne. J’étais assis dans un café de Montmartre avec des amis : quelqu’un se précipita à l’intérieur: « Jaurès assassiné par un camelot du roi ! » C’était le commencement de la fin.
J’avais fui Paris et le 5 aout j’arrivai à Vienne, où je louai un atelier. Mais je n’eus guère l’occasion d’y travailler, car je m’engageai volontairement pour un an. Au front, je fus promu au grade d’officier, blessé plusieurs fois, et je reçus quelques décorations. En 1918, on me déclara inapte au combat.
Pendant tout ce temps, j’étais obsédé par ce nouveau moyen d’expression, le « cinema ». A l’hôpital militaire, j’écrivis quelques scénarios de films – entre autres une histoire de loup-garou que je parvins pas à vendre, puis deux sujets, Mariage au Club excentrique et Hilde Warren et la mort, que je vendis à Joe May, producteur-réalisateur très connu a l’époque, qui travaillait a Berlin.
Quelques mois plus tard, de retour en permission à Vienne, je vis Mariage au Club excentrique annoncé dans un journal. Très fier de mon succès, j’invitai mes amis, et bien sur ma petite amie, à la première représentation. C’est là que je reçus un premier choc dans le métier qui devait remplir mon existence. Quand le film commença, ce n’est pas mon nom qui apparut comme auteur au générique (bien que le scenario eut été filmé scène par scène tel que je l’avais écrit), mais celui de Joe May, le réalisateur !
La mise en scène ne me plaisait guère, j’avais imaginé les choses tout autrement. Je crois que c’est alors que j’ai décidé – inconsciemment du moins – de devenir metteur en scène. Cette décision, qui devait déterminer ma vie toute entière, ne fut donc pas prise après avoir longuement pesé le pour et le contre, mais naquit d’une conviction étrange, presque somnambulique, qui devait m’accompagner pour tous mes films jusqu’à ce jour.
Cet instinct étrange, qui m’assurait que je suivais la bonne voie quand je faisais mes films, ne m’a jamais abandonné. Je suis resté complétement imperméable à toute critique, bonne ou mauvaise. Ce n’est pas arrogance ou mégalomanie de ma part, et je m’en explique. Un film est fait – ou plutôt était fait, jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale – par un groupe d’hommes pour qui le cinéma était non seulement l’art de notre siècle, mais représentait toute leur vie. A ce groupe d’enthousiastes appartenaient aussi les membres de mon équipe, qu’ils fussent électriciens, ouvriers de studio ou accessoiristes; pour tous ceux qui y travaillaient, mon film était toujours leur film. Mais, si mon équipe, scénaristes, architectes, opérateurs, etc., a travaillé avec moi pendant des mois à la préparation d’un film, renonçant à toute vie privée, qu’ensuite nous ayons encore passé des mois au tournage puis au montage… et si, le soir de la première arrivé, un critique, aussitôt après avoir vu le film, s’installe pour écrire un article qui doit aller à l’imprimerie pour paraitre dans le quotidien du lendemain : que le travail de plusieurs mois de ce groupe d’hommes soit mauvais ou non, ce critique n’est pas en mesure de le juger.
Mais si je peux pas tenir compte d’une critique mauvaise, alors je ne peux pas davantage tenir compte d’une bonne.
Au début 1918, grièvement blessé, je revins du front italien a Vienne où je restai encore hospitalisé deux mois. Puis je fus autorisé a sortir de l’hôpital pendant la journée, à condition d’être rentré à huit heures du soir. A cette époque, je vivais de ma solde de lieutenant dans une pièce intitulée Der Hias. J’acceptai, pour 1 000 couronnes au lieu des 800 proposés.
Erich Pommer me vit dans l’une des représentations et m’offrit un contrat pour venir travailler a Berlin, à la Decla. C’était en aout 1918.
A Berlin, je travaillai d’abord comme dramaturge, écrivant des scénarios. Pommer était pour moi plus un ami qu’un patron. Je gagnais peu, mais j’étais heureux de travailler dans le cinéma. Pour augmenter un peu mon salaire, je parus dans l’un des films que j’avais écrits, réalisé par Otto Rippert. J’y tenais trois rôles : un messager à cheval allemand, un vieux prêtre et la Mort. Lorsque la révolution spartakiste éclata à Berlin, j’étais en train de diriger pour la première fois la mise en scène d’un film écrit par moi, Halbblut. Comme je me rendais au studio le premier jour de tournage, ma voiture fut arrêtée à plusieurs reprises par des révolutionnaires en armes, mais aucune révolution n’aurait pu m’empêcher de réaliser mon premier film.
Deux ans plus tard, j’épousai l’écrivain allemand Thea von Harbou, qui fut ensuite avec moi l’auteur de tous mes scénarios allemands. Comme désormais c’est en Allemagne que je travaillais, j’en acquis la nationalité, dont je fus privé en 1933 par le régime hitlérien.
A l’avènement de celui-ci, je venais de tourner un film antinazi, Le Testament du Dr Mabuse, et ce film – où j’avais placé les slogans nazis dans la bouche d’un criminel fou – fut bien entendu interdit.
Je fus convoqué chez Goebbels, non pas comme je le craignais pour rendre des comptes au sujet de ce film, mais pour apprendre, à ma grande surprise, que le ministre de la propagande du IIIe Reich était chargé par Hitler de m’offrir la direction du cinema allemand : « Le Führer a vu votre film Metropolis et a dit : voici l’homme qui créera le cinema national-socialiste. »
Le soir même, je quittais l’Allemagne.
L' »interview » avec Goebbels avait duré de midi a 14h30, les banques déjà fermées. Je ne pouvais plus retirer d’argent. J’en avais juste assez chez moi pour acheter un billet pour Paris, et j’arrivai sans un pfennig à la gare du Nord. A Paris, je retrouvai Erich Pommer, qui avait quitté l’Allemagne quelques semaines avant moi. Des amis m’aidèrent à obtenir une carte de travail, et c’est ainsi que je tournai, pour Pommer et la succursale française de la Fox Film, Liliom, d’après la pièce de Ferenc Molnar. Après ce film, la MGM m’offrit un contrat à Hollywood, et je quittai la France.

Rédigé pour le « Fritz Lang » de Lotte Henriette Eisner.